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Du haut au bas de la culture

Takashi Murakami
Takashi Murakami

Takashi Murakami (né en 1963), au Château de Versailles, septembre à décembre 2010

Vous choisirez dans votre culture et votre histoire personnelle, un artiste, une série, un produit ou un évènement qui vous semble appartenir au grand domaine de la culture et que vous appréciez ; qui, selon vous, possède des qualités artistiques et qui pourtant ne seraient pas, toujours selon vous, reconnues (à plus ou moins juste titre), comme appartenant au domaine de l’ART.

Exemples trouvés par les élèves en classe : le graf, une éolienne, la pub Tic-Tac, les Simpsons, Naruto, le coloriage, Breaking bad, faire la cuisine, le design IKEA, une vielle affiche Coca-Cola, une rave party, The Grudge, Logorama, Pretty Woman, Princesse Mononoke, IvanArgotte, Harry Potter, Lolita fashion, Bruce Lee, le Tunning, le flyer, le culturisme, le striptease, le porno, le body painting, le rap, Dexter, le film Jeux d’enfants, le film Mélodie en sous-sol, La grande vadrouille, les jouets Kinder...

En vous en inspirant mais sans copier, en intégrant des éléments plastiques, visuels issus de cette référence, vous mêlerez votre démarche personnelle et votre problématique de cette référence.

Vous choisirez de rendre explicite ou non, dès le premier regard porté sur votre travail, la compréhension de cette référence.

Vous tacherez de mettre la présentation au service ou non de la compréhension de cette référence.

TECHNIQUES : libres

CONTRAINTES : imprimez un élément visuel issu de cette référence (à mettre dans vos dossiers numériques), expliquez à l’écrit les raisons qui vous auront fait choisir cette référence, ce qu’elle aura apporté à votre travail et la manière dont vous l’aurez utilisé (critique, hommage, détournement, parodie...) et le choix que vous aurez fait concernant sa visibilité ou non dans votre travail.

Petit récit d’une expérience personnelle :

Il arrive qu’au cours de conversations on me demande mes lectures. Je peux citer Marguerite Duras, William Faulkner, Erri De Luca mais pas Stephen King. Il y a comme une espèce de honte à avouer qu’on lit ou même que l’on a lu du Stephen King. D’ailleurs, dans cet exercice de partage de la littérature, on vous cataloguera immédiatement comme un lecteur de Stephen King et on oubliera aussitôt les autres références que vous avez pu citer.
Il en est de même pour les arts plastiques où l’on peut citer Vincent Van Gogh mais pas Gaston Lagaffe, David Lynch mais pas X-files.
Pour ma part, il aura fallu l’article d’Evelyne Pieiller (que je reproduis ici) paru durant mes années universitaires dans la très intellectuelle revue ART PRESS pour que je comprenne mieux le goût que j’avais alors pour Stephen King et que je l’assume mieux.

Ce sujet a donc pour but de faire s’approprier par les élèves leurs propres références culturelles, celles qu’ils connaissent et qu’ils apprécient. Pour qu’ils les analysent, qu’ils en comprennent mieux l’intérêt ou les raisons de leur propre attachement et enfin qu’ils amènent à l’école et dans leur travail leur propre culture, qu’ils puissent la citer à l’oral et non les seules références apportées par leur professeur.

Car enfin, s’ils existent bel et bien des catégories d’oeuvres (et Stephen King appartient définitivement à l’esthétique de la série B comme la revendique par exemple un cinéaste comme Quentin Tarantino) les catégories établies par le politiquement correct restent néfastes à toute appréciation large de la culture et à toute réelle analyse de son identité culturelle propre.

L’article d’Evelyne Pieiller :

-L’éveilleur.

 Stephen King écrit des histoires d’adolescentes en proies aux vertiges de la télékinésie, et de mondes en proies à une folle épidémie. Il chérit les voitures saisies d’impulsions meurtrières, et est positivement charmé par les morts vivants. Les têtes volent, les corps s’évanouissent en millions d’insectes grouillants. Essai sur une esthétique de la série B.

 Stephen King est né en 1947 dans cette région assez particulière qu’on appelle la Nouvelle-Angleterre, et semble s’être installé pour longtemps dans un des états qui la composent, le Maine. Soit dit en passant, c’est dans les environs qu’eurent lieu les procès de Salem, ce n’est pas très loin que sévit Lovecraft, grand prêtre de l’étrange, inventeur halluciné d’un pays sorcier dont il fut le premier habitant _ pour ne pas remonter jusqu’à Hawthorne ou à d’autres grandes figures irradiées par le puritanisme sombre et hanté propre à cette terre-là. Le jeune King y grandit entre sa mère et son frère ainé, doué d’un QI surmultiplié qui fit de lui un phénomène dans leur petite ville, et comme tous les jeunes Américains d’alors, il respira gaiement l’atmosphère paranoïaque des belles années 50, quand l’ennemi pouvait être partout, sournoisement dissimulé, lâche et pervers. American graffitti. C’était le joli temps du Rock’n Roll, de la guerre froide et des films consacrés à des extra-terrestres très occupés à dissimuler le couteau qu’ils tenaient entre les dents : "La Chose d’un autre monde", "L’ennemi venu de l’espace", "Le jour où la terre s’arrêta", "Les soucoupes volantes attaquent" faisaient un malheur au grand cinéma de Stratford, Connecticut - et ailleurs. Puis vint, dans les jeunes années 60, le règne de la Twilight zone, cette "zone crépusculaire" devenue légendaire, qui permit à des cinéastes aussi singuliers que Don Siegel et Jacques Tourneur, de réaliser de brefs chefs d’œuvres fantastiques pour la télévision, tandis que dans son coin, Roger Corman produisait et réalisait à toutes allures d’inimitables séries B avec, parfois, la complicité d’un Jack Nicholson qui n’avait pas encore imaginé qu’il pourrait devenir un acteur.Quant à Edward D. Wood Jr, récemment évoqué par Tim Burton, il venait de tourner "Plan Nine fron Outer Space", avec un Bela Lugosi défait, qui mourut sur le tournage de ce qui devint, selon les amateurs, l’apothéose du "nanar". Bref, l’époque aimait les petits hommes verts et les bons gros frissons Cheap Thrill, et ne donnait pas particulièrement dans le culturellement correct.

 Stephen King débute dans les années 70, avec Carrie, histoire terrifique d’une adolescente solitaire qui se découvre à la puberté de délicieux pouvoirs télékinétiques, qui vont gaillardement lui permettre de se venger de toutes ses humiliations. Brian De Palma en tourne une adaptation, le cinéma va dès lors renouer, et pour longtemps, avec les effets spéciaux et le surnaturel, en empruntant la voie ouverte trois ans plus tôt, en 1973, par l’Exorciste de William Friedkin. Stephen King est riche et célèbre. Il va persévérer, continuer à faire recette, et à faire école. De Clive Barker à Peter Straub, les dauphins seront nombreux. Et il n’est pas interdit de penser que l’actuelle, et récente, effervescence de collections se vouant avec entrain à la terreur et autres effrois, n’est pas à tout à fait sans rapport avec le succès assez considérable du King. Le genre ne l’avait exactement pas attendu pour exister. Mais il était fréquenté par des "spécialistes". Or King semble avoir des lecteurs de tous âges, et dans bien des pays. Ce n’est sûrement pas un styliste, mais c’est certainement un phénomène.
 Best Seller. Une moyenne de cent mille exemplaires pour chaque volume en grand format, sans compter les éditions de poche. Un des auteurs les plus lu dans le monde. Avec du grand-guignol ? Presque, presque...

 Au delà du surnaturel

 L’horrible, le bizarre, le tordu, c’est un registre qui a toujours été tenu en dehors des circuits de légitimation culturelle. On tient aujourd’hui le roman policier pour respectable, et la science fiction pour digne d’intérêt. Dans deux histoires récente de la littérature américaine de la deuxième moitié du siècle, Stephen King n’est pas mentionné. Tant mieux. Il est fortement souhaitable que demeurent des bas-côtés. Des trous perdus. Des endroits peu recommandables. Parce que c’est peut-être bien là que se content certaines peur obscènes de l’hémisphère nord. Sans aucune justifications, sinon d’être contées. Stephen King écrit souvent trop, il ne se soucie pas vraiment des nuances, on ne peut même pas dire que ses romans sont "bien" construits. King est souvent pataud, insistant, absolument. Mais c’est peut-être bien parce qu’il ne se préoccupe pas d’élégance, qu’il ne recule pas devant les pires effets, qu’il ne cherche pas à se faire passer pour un raffiné, qu’il parvient à nous faire sentir les ombres visqueuses qui travaillent salement ce corps malade qu’est notre joyeux petit monde moderne.

 Chez King, tout se passe presque toujours dans une petite ville, chez des gens normaux. Quelconques. Petits cadres, petite bourgeoisie, tout est en ordre. Il n’y a ni bon ni méchant. La vie va, ordinaire. Et quelque chose va se déglinguer. S’exagérer. Tout est presque pareil, mais un des éléments de l’ordre initial bouge. Et l’enfer se déchaîne. Tandis qu’alentour la vie continue.
Dans Insomnie, son dernier roman traduit, un retraité vient de perdre sa femme. Il dort mal. Dans la journée, il marche. Contre l’ennui et l’angoisse. Il bavarde avec des gens de connaissance. Chroniques de quelques semaines paisibles en province. A l’occasion d’une collision bénigne à laquelle il assiste, il entend son jeune voisin, un brave garçon, sympathique, qui s’occupe de son jardin le week-end comme il se doit, tenir des propos remarquablement orduriers. Surprise. Dans le même temps, il apprend que la petite ville est agitée par la venue prochaine d’une féministe revendiquant le maintien du droit à l’interruption volontaire de grossesse. Bon. Ce n’est pas si grave. La vie continue. Mais le jeune voisin bat sa femme comme plâtre. Mais la querelle autour de l’IVG s’exaspère. Et lui commence à voir les apparences avec de plus en plus d’acuité. Les apparences. Rien de surnaturel mais de l’hyper réalité. Tout est plus net, présent, dense, coloré. Il tombe amoureux. Et peu à peu se retrouve dans un grand combat, dément et banal, contre les forces noires anti-IVG. Mais cette guerre brusque où s’affrontent des hommes est aussi un combat entre dieux : ceux qui permettent à l’univers d’exister. C’est tout. C’est énorme et naïf. C’est saisissant. Il n’y a pas de leçon. Le Déroulement de l’épopée sous la chronique est si trépidant, si insensé, qu’on ne subit pas vraiment un suspense infernal. Il est clair que les jeux sont fait ; demeure l’"opéra", le chant de la geste. L’histoire est formidablement, délibérément invraisemblable. Niaise ? C’est un tout petit peu plus compliqué.

 Stephen King écrit des contes où alternent les scènes familières, les signes obscurs, les chevauchées fantastiques, les rencontres avec les dieux, les métamorphoses et les petits dialogues quotidiens. Personne n’y croit tel quel. On est embringué dans un récit qui joue avec les codes du genre, pervertit les ressorts des feuilletons télé bonhommes et si "naturels", infuse ses visions, et aboutit à un objet sans fin véritable, retors, bien trop innocent pour être honnête. Les incidents surnaturels sont souvent goguenards, le récit s’autorise des vagabondages, se scande de comptines et de fragments de poèmes, ne cherche pas à élucider et se met très fréquemment en boîte. Avec un humour effroyable. Un goût regrettable. Les histoires de Stephen King mettent à mal les catégories, et sans doute parce qu’elles ne se refusent pas grand chose des possibilités de raconter, du vérisme à la parodie, de l’impossible au plus que normal, sans aucune étanchéité, qu’elles sont devenues aussi populaires. King travaille certains modèles de représentations antagonistes, ensemble, avec élan, pour mieux rendre sensibles les forces contraires et mêlées qui composent nos mondes, intérieur et extérieur. Il parle de l’Amérique profonde, de sa peur de l’autre, de sa peur de ce qui s’infiltre, de ce qui s’écarte de la règle. Avec jubilation. Persuadé que la volontaire "suspension of disbelief", pour reprendre une expression de Coleridge qu’il utilise souvent, suffit à nous sauver.

 Stratégies de l’obscénité

 Et c’est probablement ce suspens volontaire de l’incrédulité, ce plaisir pris à "faire comme si", qui permet d’entendre, chez King, son émerveillement devant le monde, source inépuisable de combinaisons, énergie fastueuse, qui vient rejeter les horreurs mortifères nées de la peur : peur de l’impuissance (Shining), peur de la sexualité (Carrie), de la mort (Cimetière) et d’y participer...
Il y a là un bonheur fou à faire exploser l’acceptable pour aller jusqu’au bout de inacceptable, ce qui défie la logique comme ce qui défie la morale. Les hurlements chez lui sont aussi bien de rire que de soulagement.

 Stephen King est un dynamiteur...
Il s’en tient à la série B, ses charmes, ses grossièretés, sa liberté profonde qui intègre des règles mais sait que sa grandeur vient de refuser les modèles "corrects", pour faire de la contrebande. Être irrégulier. Dans Insomnie, se faufile une épopée blagueuse où les trois Parques sont trois frères chauves, et où la description hallucinée du fanatisme se double discrètement d’une ode à la peur que suscitent les femmes libres de désirer. King est, mine de rien, superbement obscène. Ce qui apparaît avec encore plus d’évidence dans ses nouvelles, souvent consacrées à des enfants rugueux, teigneux, prêts à toutes les merveilles et à tous les désirs. Il n’y a pas là, dans "Différentes saisons" par exemple, d’horreurs ou de bizarreries, sinon dans la dernière et blagueuse, nouvelle : mais il y a la vraie terreur devant la sauvagerie dionysiaque du vivant, et la vilenie de ce qu’on en fait, habituellement. Entre David Lynch et Tim Burton, Stephen King est un sacré, réjouissant éveilleur.
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ART PRESS n°205, septembre 1995
La mention de cet article n’est pas une invitation à lire du Stephen King mais, en ayant conscience qu’il existe des catégories artistiques et à les reconnaitre, juste à lire ; tout simplement.

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